Je
reviens à la philosophie. Après une mise en veilleuse qui dura vingt ans, je
renoue avec le discours philosophique, avec son langage et son urgence.
Discuter
de l'histoire de la philosophie ce n'est pas faire de la philosophie, tout
comme faire l'histoire de la guerre et faire la guerre sont deux choses fort
différentes.
Les
questions fondamentales de la philosophie demeurent les mêmes à travers le
temps. Comme les questions que l'homme se pose sont les mêmes. Les questions
qui nous font trembler, d'autres se les sont posés avant nous. Et sachant cela
on se dirige vers ceux qui y répondu avant nous pour connaître leurs méthodes,
leurs chemins et leurs réponses. Il est convenu que celui veut participer à la
philosophie le fait à partir d'autres philosophes. C'est la façon de faire
courante, tellement que c'est devenu pour la philosophie, le modèle standard.
Mais étudier l'histoire de la philosophie pour en faire, ça vaut aussi bien que
d'étudier l'histoire de la guerre avant d'affronter un ennemi inconnu. Car la
philosophie, la seule qui me soit concevable, nous met au bord de l'abîme. On
ne peut pas connaître ce qui adviendra dans son expression avant que celle-ci
n'ait pris forme. En d'autres termes, si on ne répond toujours qu'avec la
pensée de nos prédécesseurs, l'on se prive de l'expérience philosophique à
proprement parler.
Par la
suite, après la philosophie, comme après la guerre, il est intéressant de voir
comment celle-ci s'inscrit dans l'histoire. Est-elle l'écho de quelque chose ou
est-elle singulière?
Et
l'analogie peut se poursuivre. L'homme qui s'engage dans la philosophie est
semblable au guerrier. Les deux vont possiblement à la mort, sans que la mort
ne soit le but de l'exercice. Dans les deux cas il faut accepter le fait que
l'on s'expose à la mort, car sinon, au moment décisif, pris de peur l'on fuira
et ce sera un renoncement à l'entreprise. Il peut être confortable de penser
que parce que le philosophe n'est pas sous une menace physique immédiate, que
la mort à laquelle il s'expose n'est pas réelle - on pourrait la croire
conceptuelle. Or il n'en est rien. Le philosophe, et de ce fait tout homme qui
avance là, sur ce terrain, doit être prêt à abandonner toute la connaissance
qu'il a du monde et de lui-même s'il veut approcher la vérité. Il doit renoncer
à ses certitudes sans aucune garantie. Cette détermination n'est pas donnée à
tous et demande l'humilité.
Je
constate une habitude chez beaucoup de philosophes, de ramener le discours
philosophique à ce que tel ou tel a voulu dire. Ça, c'est de l'histoire. La
philosophie, la vrai, celle qui est vivante, elle est un gouffre. Il faut, pour
en jouer véritablement le jeu, celui auquel Socrate nous convie, avancer les
yeux ouverts et sans crainte dans l'inconnu. Elle nous demande d'accepter de
voir s'effondrer devant nous, ce qui nous semblait vrai l'instant d'avant. La
seule enquête philosophique suffit à cet effondrement.
La
philosophie est une enquête. Elle cherche quelque chose d'inconnu. Si l'on veut
sincèrement aller vers la vérité, l'on doit se défaire complètement de la
croyance de la connaître. Se défaire de la sensation réconfortante que ce que
l'on trouvera ne défera pas notre monde. Il le défera, ou pas. On n'en sait
rien encore et il nous faut avancer. Où? Sur le terrain où l'on est maintenant.
Le premier pas vers la philosophie est de ne pas changer le terrain, la
philosophie débute maintenant telle que la situation apparaît.